La guerre secrète du Mossad contre les armes de destruction massive en Syrie
«Les Israéliens sont les yeux et les oreilles, parfois exclusivement, parfois de façon complémentaire, selon ce que le renseignement américain est capable, ou incapable, de récolter lui-même.» Un ancien chef du renseignement militaire israélien.
Le 20 août 2012, Barack Obama déclarait que toute utilisation ou transfert de ses armes chimiques par Bachar el-Assad équivaudrait, selon les Etats-Unis, à franchir une ligne rouge. L’idée étant que cela entraînerait une intervention américaine en Syrie. Dans l’esprit de certains responsables, au ministère des Affaires étrangères israélien, si Obama avait tracé cette ligne, c’est qu’il imaginait qu’elle ne serait jamais franchie. Et s’il avait émis cette hypothèse, c’était en partie grâce aux évaluations transmises par les services de renseignements israéliens, qui mènent depuis plusieurs décennies une campagne clandestine destinée à priver Assad de ses armes les plus meurtrières –et apparaissent comme les principaux partenaires des Etats-Unis dans la collecte d’informations sur aux régimes moyen-orientaux.
Selon deux anciens hauts responsables du renseignement
militaire avec qui je me suis entretenu, les agences de renseignement
israéliennes considéraient à l’époque qu’Assad n’utiliserait pas d’armes
de destruction massive (ADM) et qu’il conserverait son arsenal d’armes
chimiques comme atout dans sa manche lors d’une éventuelle une
négociation en vue d’obtenir l’asile politique pour lui, sa femme et ses
proches. Israël se trompait.
Le 10 mars 2013, les renseignements israéliens
apprennent de leurs sources l’utilisation d’armes chimiques par le
régime syrien. L’information est confirmée par recoupement, notamment
par des interceptions des fréquences radio de l’armée syrienne, et le
repérage par les satellites de surveillance de mouvements autour d’un
bunker dont on sait qu’il abrite un dépôt d’armes chimiques.
Israël partage ses informations avec les Etats-Unis,
mais Washington se refuse à admettre leur véracité. Pour les Israéliens,
il est clair que les Américains y voient une patate chaude dont le
président n’est pas d’humeur à se saisir. Sans bien saisir les
importantes répercussions politiques de la divulgation de ces
informations (à moins que ce ne fût à dessein, pour faire pression sur Washington),
le général de brigade Itai Brun, chef de l’Aman, le département de
recherche du renseignement militaire israélien, lors d’un discours
prononcé le 23 avril à Tel-Aviv devant l’Institut pour les recherches
sur la sécurité nationale, déclare sans équivoque que le gouvernement
syrien a fait usage d’armes chimiques contre sa population.
Des paroles qui ont irrité et embarrassé l’administration américaine.
Pendant quelques jours, Washington bredouille et exige des clarifications d’Israël. Au bout du compte, suivant un rapport soumis aux Nations unies par le Royaume-Uni et la France, l’administration Obama doit reconnaître que l’information est en fait exacte. Depuis, pour éviter ce genre d’incidents, les officiers de l’Aman sont interdits de conférences en public.
Israël et les Etats-Unis, des partenaires de longue date
Quoi qu’il en soit, la collaboration entre Israël et les
Etats-Unis dans le domaine du renseignement n’en a pas souffert, et
Israël continue de partager avec les Etats-Unis les nombreuses
informations dont elle dispose au sujet de la Syrie. Des rapports rendus
publics indiquent qu’Israël a fourni à la CIA «des renseignements
provenant de l’intérieur d’une unité spéciale d’élite de l’armée
syrienne ayant la responsabilité de l’arsenal chimique de M. Assad» comme l’écrit le Wall Street Journal, après l’attaque massive au gaz sarin du 21 août dans la banlieue de Damas.
«Nous avons une connaissance très approfondie de ce
qui se passe en Syrie et une capacité dans la collecte de renseignements
sur place très développée. Les Israéliens sont les yeux et les
oreilles, parfois exclusivement, parfois de façon complémentaire, selon
ce que le renseignement américain est capable, ou incapable, de récolter
lui-même», me déclarait ce 19 septembre le Major General Uri Sagi,
ancien chef du renseignement militaire israélien. Bien que la menace
d’une attaque américaine sur la Syrie –et d’une possible contre-attaque
syrienne sur Israël– se soit pour l’heure apaisée, les efforts
israélo-américains en vue d’infiltrer le régime Assad se poursuivent.
Ce qui suit est un récit de ces efforts.
Les espions américains et israéliens sont des partenaires de longue date. «Les
renseignements collectés par nos soins, notamment par l’Unité 8200 [le
service d’écoutes israélien] ont toujours été très précieux pour la NSA
[l’agence de sécurité nationale des Etats-Unis] et d’autres agences de
renseignements américaines», remarque Sagi. Un mémorandum top secret rendu public
en septembre par The Guardian montre que la NSA fournit à l’Unité 8200
des interceptions sans filtrage préalable. Mais le partenariat n’a pas
toujours été aussi fructueux. A l’époque de la Guerre du Golfe, par
exemple, en 1990 et 1991, «il faut admettre qu’en ce qui concerne l’Irak, Américains et Israéliens disposaient de peu d’informations à partager», confirme Sagi.
A l’époque, les efforts conjoints visant à espionner le
programme d’armes de destructions massives syrien n’étaient guère plus
performants.
L'histoire du bateau parti de Corée du Nord
En mars 1990, le Premier ministre nord-coréen visite
Damas, et les deux Etats signent un accord secret de coopération
militaire et technologique qui comprend principalement la fourniture à
la Syrie de missiles Scud C et des lanceurs correspondants. Début
février 1991, le premier chargement, quelque 30 missiles, est expédié au
port syrien de Lattaquié. La NSA, comme l’apprendront plus tard les
renseignements israéliens, était au courant, mais Washington s’était
abstenu d’en informer Tel Aviv, de peur que les Israéliens ne tentent
d’intercepter le chargement, et ne déclenchent une énième bagarre dans
la région.
Israël, toutefois, disposait de ses propres sources. Le
Mossad –l’agence de renseignement nationale– gardait un œil sur le
bateau. Les agents de la division Césarée du Mossad, qui sont entraînés à
l’infiltration dans les pays arabes, attendaient au Maroc le bateau,
qui, parti de Corée du Nord, avait fait escale dans un certain nombre de
ports africains sur le chemin de la Méditerranée et de Latakia. Deux
agents du Mossad, camouflés en touristes, réussissent à plonger sous le
navire pour y installer un transpondeur de forte puissance. Un chasseur
F-15 israélien doit larguer un missile qui, guidé par le signal émis
depuis le navire, le réduira en miette. Au bout du compte, toutefois, le
Premier ministre israélien Yitzhak Shamir décide d’annuler l’opération,
de peur de déclencher une conflagration majeure au Moyen-Orient, la
guerre du Golfe étant en cours.
Rétrospectivement, deux anciens responsables du
renseignement israélien avec qui j’ai parlé début septembre –l’un du
Mossad, l’autre de l’Aman– m’ont confié leurs regrets concernant la
décision de Shamir.
«Si nous avions pu établir clairement à l’époque que nous n’autoriserions pas la Syrie à poursuivre le développement de missiles vecteurs d’ADM, nous ne serions pas aujourd’hui sous la menace d’un arsenal énorme de missiles à même de frapper n’importe quel endroit en Israël avec des agents chimiques.»
Longtemps, Israël a considéré la Syrie comme son
principal ennemi. Concentrant une énorme armée à sa frontière nord-est,
elle avait participé à quatre sanglantes guerres avec l’Etat juif (en
1948, 1967, 1973 et 1982). «Pendant bien des années, jusqu’à ce
qu’éclate la guerre civile, les Syriens étaient la dernière armée
constituant une menace sérieuse pour Israël. En conséquence, d’énormes
ressources en termes de renseignement ont été consacrées dans cette
direction», confie Sagi, qui fut à la tête des renseignements
militaires israéliens de 1991 à 1995 et comme conseiller spécial pour le
renseignement auprès du chef d’état-major des Forces de défenses
israéliennes de 2006 à 2010.
L’agence de renseignement israélienne, le Mossad, a
recruté de façon continue des agents au sein de l’armée et du
gouvernement syrien, et infiltré ses propres agents sous de fausses
identités en Syrie afin d’y mener diverses missions. Parallèlement, les
renseignements militaires israéliens collectaient des informations sur
les systèmes de défense syriens.
Au fil des années, les Syriens ont réussi à attraper
quelques-uns de ces espions. L’une des affaires les plus connues est le
cas d’Eli Cohen, qui fut envoyé en Syrie au début des années 1960 sous
l’identité d’un marchand syrien revenu au pays très riche après des
années passées en Amérique du Sud. Cohen avait noué des contacts étroits
avec de hauts responsables syriens de l’armée et du renseignement.
Au cours de folles soirées organisées dans son luxueux
appartement, en face du quartier général des armées de Damas, il leur
avait soutiré de nombreux secrets d’Etat. L’officier traitant de Cohen
au Mossad, Gedaliah Khalaf, m’a raconté la façon dont Cohen lui
transmettait chaque jour les toutes dernières informations, y compris
quelques commérages, en provenance directe du premier échelon du
gouvernement syrien, à l’aide d’un émetteur en morse caché dans son
appartement.
L'origine des fameux missiles syriens qui nous intéressent aujourd'hui
David Kimche, officier du Mossad puis directeur adjoint
de l’organisation, raconte la façon dont le Mossad faisait passer à la
CIA certaines des informations obtenues par Cohen et d’autres sources. «Nous
voulions prouver aux renseignements américains que nous étions une
carte importante au Moyen-Orient, capable de récupérer des
renseignements hors d’atteinte pour eux», raconte Kimche dans un entretien de 2002. «Je pensais que nous pourrions être le relais des agences de renseignement des Etats-Unis en Afrique et en Asie», confie Isser Harel, qui fut le deuxième directeur du Mossad, dans un entretien de 2001.
Dans ce contexte, l’Unité 8200 a joué un rôle crucial,
par l’interception des communications ennemies. Elle emploie des
milliers de soldats à écouter les messages, décrypter les codes et
traduire, traiter et analyser le matériel recueilli. Au cours de la
Guerre des Six jours, en 1967, Israël obtient une victoire éclair et
décisive sur la Syrie et l’Egypte grâce, en grande partie, aux
renseignements de haute qualité fournis par l’Unité 8200 et d’autres
branches du renseignement.
A cette occasion, Israël révèle également pour la
première fois le savoir-faire de l’Unité 8200. Le président syrien Hafez
el-Assad et le président égyptien Gamal Abdel Nasser, qui perdaient la
guerre et avaient perdu leurs aviations au cours des premières heures de
celle-ci, mentaient au roi Hussein de Jordanie sur la réalité de la
situation dans le but de le convaincre de prendre part aux combats.
L’Unité 8200 avait intercepté la conversation et Israël, afin
d’embarrasser un peu plus les pays arabes, décida de la rendre publique.
Lors de la guerre d’octobre 1973, la Syrie lance une
attaque surprise sur Israël, mais n’arrive cependant pas à remporter la
victoire. En dépit de la généreuse assistance de l’Union soviétique,
sous la forme d’avions de combat et de systèmes anti-aériens, les avions
syriens échouent à pénétrer l’espace aérien israélien ou à s’assurer la
domination dans les airs.
Après cette guerre, l’Union soviétique accepte de
fournir à la Syrie quelques dizaines de missiles sol-sol du type Scud B,
d’une portée de 300 kilomètres. Ce fut le début de la commande de
missiles syrien, aujourd’hui partie prenante dans la lutte contre les
rebelles dans la guerre civile qui fait rage dans le pays.
La guerre de 1973 a une autre conséquence: Amos
Levinberg, un officier de l’Unité 8200 bénéficiant d’une habilitation de
sécurité de très haut niveau et d’un accès à d’innombrables secrets est
capturé par les Syriens.
Doté d’une mémoire phénoménale, il souffre également de claustrophobie.
Les Syriens s’arrangent pour le convaincre de la réussite de leur
offensive et de la destruction d’Israël, l’amenant à leur dire tout ce
qu’il savait. Le résultat de ses interrogatoires est directement
transmis à Hafez el-Assad, qui est stupéfait.
Les confessions de «l’officier chantant»
Israël avait pu intercepter quasiment toutes les
transmissions militaires syriennes, y compris entre Assad lui-même et
ses responsables de division. Il apparaissait également que les
Israéliens avaient pénétré le territoire syrien et installé des
dispositifs d’écoute reliés à tous les câbles de communication syriens,
renvoyant toutes les informations collectées aux bases de l’Unité 8200.
Les confessions de «l’officier chantant», comme il fut
baptisé en Israël, infligèrent un immense revers aux renseignements
israéliens, dont les méthodes et les technologies avaient été percées à
jour. Lors de son retour en Israël, à la suite d'un échange de
prisonniers, l’un de ses responsables alla jusqu’à suggérer publiquement
qu’il se suicide. Les Syriens étaient convaincus qu’ils avaient rendu
Israël aveugle et à peu près totalement sourd pour les années à venir.
Ils se trompaient. Le 1er avril 1978, lors de
travaux d’entretien sur un câble téléphonique reliant Damas et la
Jordanie, les ouvriers découvrent, profondément enterré, un curieux
appareil. Les militaires et agents des services secrets dépêchés sur
place sont certains qu’il s’agit encore d’un dispositif sophistiqué
d’écoute israélien et tentent de le déloger en creusant par-dessous.
Mais l’appareil, piégé, explose, tuant 12 hommes. La Syrie dépose une
plainte officielle contre Israël devant le Conseil de sécurité des
Nations unies. Au fil du temps, les Syriens continuent de trouver des
appareils du même type, profondément enterrés. Cette fois, ils ne se
hasardent pas à y toucher, et font appel à des agents du GRU, la
division renseignements de l’Armée soviétique, qui dispose de matériels
spécialement conçus pour traiter les objets piégés. Ce qui ne les
empêche pas de faire des erreurs: quatre d’entre eux seront tués lors
d’une explosion.
En juin 1982, la Syrie connaît à nouveau une amère défaite, avec la destruction
d’une centaine de ses avions au cours de l’invasion du Liban par
Israël, sans que la Syrie ne puisse abattre ne serait-ce qu’un avion
israélien. Ceci est rendu possible, entre autres, par les excellents
renseignements que détient Israël sur l’aviation syrienne et ses batteries anti-aériennes. Après
la guerre, Assad, ancien commandant de l’aviation syrienne, se met à
réorienter ses ressources. Il coupe dans le budget de l’armée
«régulière» syrienne afin d’investir dans la réhabilitation des forces
aériennes et l’acquisition de missiles.
En 1984, la Syrie signe ainsi avec la Chine un marché
prévoyant la livraison de missiles M-9 utilisant un combustible solide
et possédant un rayon d’action supérieur aux Scuds soviétiques. Le
marché, toutefois, est annulé en raison des pressions insistantes des
Etats-Unis, eux-mêmes sous pression d’Israël, qui a appris d’un agent
haut placé à Damas l’existence du marché.
La «formidable machine de guerre américaine»
En 1990, la 9e Division Mécanisée syrienne
rejoint la coalition emmenée par les Etats-Unis contre l’Irak de Saddam
Hussein dans la Guerre du Golfe, du fait de l’importance pour Washington
de compter des armées arabes, si ce n’est que symboliquement, parmi ses
partenaires dans la guerre contre Saddam.
Au final, cette division n’a pas combattu, mais sa seule
présence sur le champ de bataille aura eu une portée significative. Le
commandant de la division –accompagné du chef d’état-major syrien, le
Général Hikmat el-Shihabi– retourne à Damas plein d’admiration pour la
«formidable machine de guerre américaine» à laquelle ils ont été
confrontés. Ils sont tout particulièrement impressionnés par les
munitions de précision dont l’armée de l’air américaine a fait un usage
intensif, et qui pour certaines étaient déployées en situation de combat
pour la première fois.
Après leurs comptes rendus, Assad convoque une série de
réunions dans la deuxième moitié de 1991, qu’il préside en personne et
qui comptent les responsables des forces armées syriennes, des
renseignements, et de l’agence nationale de recherches en armement, le
CERS (Centre d’étude et de recherches scientifiques). Les renseignements
israéliens ont pu se procurer le contenu des réunions.
Assad déclare à son équipe qu’il faut selon lui partir
de l’hypothèse selon laquelle si les Américains détiennent un tel
arsenal, les Israéliens disposent probablement d’équipements similaires.
En d’autres mots, le fossé technologique et qualitatif entre les armées
syrienne et israélienne est encore plus grand qu’il ne l’était
auparavant. Et Assad de conclure qu’à son sens, il sera impossible de
rattraper le retard entre l’armée syrienne et l’armée israélienne dans
un futur proche.
En conséquence, Assad décide d’investir dans une
puissante unité de missiles –une division de l’armée de l’air, placée
toutefois sous son commandement direct, et dirigée principalement par de
fidèles Alaouïtes, comme lui. Assad décide également que les missiles
équipant cette unité seront munis de têtes chimiques létales.
Cet investissement dans les missiles est fondé sur
l’hypothèse présentée par Assad lors de ces réunions: si l’aviation
syrienne n’est pas capable de pénétrer la défense aérienne israélienne,
des nuées de missiles armés de têtes chimiques pourraient y parvenir.
Quand la Syrie se met aux armes chimiques
A la suite de cette décision, une série de marchés sont
conclus avec la Corée du Nord. Au départ, la production des missiles est
étroitement encadrée par des équipes d’ingénieurs nord-coréens, jusqu’à
ce que les Syriens parviennent à acquérir le savoir-faire nécessaire.
Début juillet 2001, un nouveau système de radar israélien détecte
le lancement d’un Scud depuis la province d’Alep, au nord de la Syrie.
Doté d’une portée de 700 kilomètres, le Scud D permettait aux Syriens de
déployer un système complet et flexible de missiles couvrant
l’intégralité d’Israël, le Liban, ainsi que des parties de la Turquie et
de la Jordanie. Avant le début de la guerre civile en Syrie, les
Syriens disposaient de toutes les classes de missiles Scud et des
lanceurs associés. Ils en ont utilisé contre les rebelles et contre les
civils, et il est difficile de savoir combien ils en détiennent encore
dans leur arsenal.
Parallèlement à leur acquisition de missiles dans les
années 1990, les Syriens initient un effort de grande envergure en vue
d’obtenir des armes chimiques.
Au départ, leurs bombes sont remplies par du gaz sarin,
en vue d’être larguées par avion. Puis, des têtes destinées aux missiles
Scud sont développées. Des sources au sein du renseignement israélien
indiquent que l’essentiel du matériel et du savoir-faire pour la
fabrication de ces armes a été fourni par l’Union soviétique, la Chine
et la Tchécoslovaquie, en plus d’une aide venant de personnes privées et d’entreprises en Europe occidentale et au Japon.
Au milieu des années 1990, la Syrie arrive à maîtriser
la fabrication de l’agent chimique le plus toxique, le VX. Un agent
tellement dangereux qu’il consiste en deux substances distinctes
stockées séparément dans la tête du missile, afin de ne se mélanger
qu’au moment où le missile touche terre, dégageant un agent neurotoxique
hautement létal. A la différence des autres armes chimiques, le VX ne
se dissipe pas rapidement. Le savoir-faire utilisé pour la fabrication
de cette arme provient du conseiller du président russe Boris Eltsine en
matière de désarmement chimique, le Général Anatoly Kuntsevich.
Sous prétexte d’une visite de travail de routine en
Syrie, dans le cadre des bonnes relations militaires subsistant entre la
Syrie et la Russie (les Russes ayant conservé des bases militaires de
renseignement sur les hauteurs du Golan et dans le nord de la Syrie),
Kuntsevich a entrepris de constituer des liens personnels avec les
dirigeants du régime syrien. En échange d’énormes sommes d’argent, il
leur fournit le savoir-faire et une partie du matériel, acquis par ses
soins en Europe, permettant de fabriquer des armes à base de VX.
Israël tente de prévenir Moscou
En 1998, le Mossad a pris connaissance de certaines de
ces transactions. Le Premier ministre israélien Ehoud Barak tente alors
d’avertir les dirigeants russes sur les agissements du général lors de
réunions tenues en 1999, sans résultat. Il semble qu’Elstine ne peut, ou
ne veut pas, intervenir. Constatant que les pressions qu’ils exercent
n’ont aucun résultat, on charge des agents du Mossad en Europe de se
faire passer pour des chercheurs indépendants collaborant à un
documentaire sur la guerre chimique. A plusieurs reprises, ils
contactent des responsables haut placés au Kremlin et dans l’Armée russe
et leur indiquent disposer d’informations selon lesquelles Kuntsevich
vend aux Syriens des agents chimiques militaires. Le but est de faire
croire à Moscou que ces informations sont sur le point d’être rendues
publiques. Malheureusement, la manœuvre échoue elle aussi et, hormis un
avertissement solennel, rien n’est fait pour freiner le général.
Le 3 avril 2002, Kuntsevich trouve mystérieusement la mort à bord d’un vol reliant Damas à Moscou. Tout aussi mystérieuse, l’inscription sur sa pierre tombale
à Moscou, qui mentionne le 29 mars comme date de sa mort. Les
renseignements syriens sont convaincus que le Mossad est derrière ce
décès. Les officiels israéliens n’ont pas commenté ces allégations.
Historiquement, Israël consacre d’importantes ressources
à la surveillance du Centre d’études et de recherches scientifiques, la
principale agence syrienne en charge du programme de production d’armes
chimiques et biologiques. Le CERS a été identifié par les
renseignements américains comme servant de couverture à l’establishment
de la défense syrienne, et le département du trésor américain l’a en
conséquence soumis à des sanctions financières.
Avec plus de 10.000 employés, le CERS est chargé de la
direction des principales usines de fabrication et de stockage d’armes
chimiques en Syrie, selon les estimations des renseignements militaires
israéliens. Le principal site est à Al-Safir,
dans le nord de la Syrie, où les armes chimiques sont assemblées et
stockées, et où sont conservés certains des missiles Scud et des
lanceurs.
Al-Safir figurait parmi les principales cibles
potentielles des frappes américaines envisagées en août dernier. Alors
qu’on a renoncé à ces frappes, le site va présenter un intérêt tout
particulier pour les inspecteurs internationaux. Al-Safir est un site
très vaste, couvrant des dizaines de kilomètres carrés et comprenant
plusieurs secteurs, ceinturé par des clôtures doubles de grande hauteur
et des chemins de patrouille.
Le 25 juillet 2007, Al-Safir est le théâtre d’un accident épouvantable
survenu sur la ligne d’assemblage des têtes de missiles VX, construite
par les Syriens et les Nord-Coréens. A la suite d'une explosion sur
l’une des conduites d‘approvisionnement en composé chimique, l’ensemble
de la ligne d’assemblage s’embrase en quelques secondes. L’explosion est
si puissante qu’elle souffle les portes du bâtiment et que des gaz
toxiques se répandent sur tout le site. L’explosion elle-même a tué
quinze Syriens et selon les rapports parvenus au Mossad, 10 ingénieurs
iraniens présents sur le site. On compte également un nombre inconnu de
blessés graves et quelque 200 cas d’intoxication. Les équipes
d’intervention et de premier secours stationnées de façon permanente à
Al Safir n’étant pas en mesure de prendre en charge à elle seule toutes
les victimes, les autorités sont contraintes de faire appel à des
brigades de sapeurs-pompiers et d’intervention extérieures, en dépit du
secret absolu devant entourer le site.
L’enquête menée après l’accident par une équipe
spécialement appointée par le président syrien aboutit à la conclusion
sans équivoque d’un sabotage intentionnel, bien qu’à ce jour, les
auteurs n’aient pu être identifiés, en dépit d’empreintes de pas
relevées sur les lieux. Sous couvert d’anonymat et sans évoquer
directement l’explosion d’Al-Safir, un ministre israélien de premier
plan a condescendu à la qualifier, avec un clin d’œil et un petit
hochement de tête, de «splendide contretemps».
REUTERS/Khaled al-Hariri
En juillet 2000, Bachar El-Assad succède à son père,
Hafez El-Assad au poste de président de la Syrie et introduit des
changements et des réformes dans l’establishment de la défense. Il nomme
le Général Mohammed Suleiman à la tête de tous les projets spéciaux, y
compris la direction, depuis le palais présidentiel, de l’arsenal
chimique de la Syrie.
Assad et Suleiman s’appuient sur les relations
existantes avec la Corée du Nord pour conclure un accord en vue de la
fourniture d’un réacteur nucléaire qui servira à la fabrication d’armes
nucléaires.
Tous deux se débrouillent pour dissimuler aux Israéliens
l’existence de la centrale. Pour ce faire, ils interdisent expressément
toute transmission par voie électronique d’informations relative au
projet, et dans les faits, «font un retour dans le temps»,
comme le conclut une enquête menée par les renseignements militaires
israéliens: les correspondances sont imprimées et envoyées à leur
destinataire par des émissaires à moto. Lorsque les Israéliens
découvrent, avec beaucoup de retard, le réseau bâti sous leur nez, les
renseignements militaires lui attribuent le sobriquet de «l’armée
fantôme du Général Suleiman».
Sans aucun rapport avec le projet, dont les Israéliens
ignorent toujours l’existence après cinq ans, les agents du Mossad
pistent un haut responsable syrien en visite à Londres en janvier 2007.
Pendant qu’un agent féminin de l’unité Rainbow du Mossad l’occupe au bar
de son hôtel, sa chambre est cambriolée, et le contenu de deux clés USB rangés dans un sac à côté de son ordinateur portable est copié.
En 2007, Bush refuse de bombarder
Les documents volés contiennent des photos du réacteur
en cours de construction. Les Israéliens sont ébahis par ce qu’ils
viennent de découvrir, et le Premier ministre Ehud Olmert les transmet
en urgence au président des Etats-Unis George W. Bush. La CIA et la NSA
mènent leur propre enquête et concluent à l’exactitude des informations.
Olmert demande à Bush de bombarder la centrale, et confronté au refus
de celui-ci, ordonne à l’aviation israélienne de la détruire en
septembre 2007.
Suleiman, avant d’être assassiné par les forces spéciales israéliennes en août 2008, a également encouragé Assad à renforcer et intensifier les liens avec le Hezbollah. Ces liens transitent principalement par la relation entre Suleiman et Imad Moughniyah, chef militaire du Hezbollah, tué en février 2008 lors d’une opération du Mossad à Damas.
En février 2010, les renseignements israéliens repèrent
un convoi de camions quittant Al-Safir avant de franchir la frontière
libanaise. Les Israéliens pensent qu’il transporte des pièces de
missiles Scud destinés au Hezbollah. Pour Israël, une ligne rouge a été
franchie, et selon une source travaillant avec le Premier ministre
israélien, il est suggéré au Premier ministre Benjamin Netanyahu de
bombarder le convoi. En fin de compte, Netanyahu décide de ne pas attaquer, et de transmettre plutôt les informations aux Américains. Le 1er mars
2010, l’ambassadeur syrien aux Etats-Unis, Imad Moustapha, est convoqué
d’urgence au Département d’Etat, où on l’informe que les Etats-Unis
attendent de la Syrie qu’elle cesse d’armer le Hezbollah, du fait du
risque réel d’embrasement.
La guerre civile qui a éclaté en Syrie voici deux ans et
demi a profondément modifié l’équilibre des forces dans le
Moyen-Orient.
De fait, en termes de technologie, de moyens,
d’entraînement et de qualification du personnel, un certain nombre de
générations distinguent les deux armées, un fossé déjà évident avant
même que l’armée syrienne n’éparpille ses forces dans toutes les
directions dans le but de mettre fin au soulèvement en cours.
Aujourd’hui, le fossé est encore plus significatif. L’armée syrienne est
affaiblie après plus de deux ans d’âpres combats.
Aujourd’hui, tandis que les combats font rage, Israël a
en sa possession les meilleurs renseignements qui soient sur la Syrie
côté occidental, et les partage avec les Etats-Unis en prévision de
possibles frappes. Les Américains bénéficient également de
renseignements fournis par deux autres de ses alliés disposant de
frontières communes avec la Syrie: la Jordanie et la Turquie, qui tous
deux collectent des informations et autorisent la NSA à installer des
stations d’écoutes sur leur territoire.
L'autre ligne rouge
Israël est très conscient de la faiblesse de l’armée
syrienne. Des renseignements ultra-secrets obtenus par les agences
d’espionnage israéliennes au cours de l’année écoulée au sujet de
transferts d’armement, y compris des composants de Scud et de missiles
anti-navires Yakhont (SS-N-26), depuis les installations du CERS en
Syrie, vers le Hezbollah ont été transmis à Netanyahu, qui n’a pas
hésité cette fois-ci. Un certain nombre de responsables israéliens, y
compris le Premier ministre, ont indiqué à plusieurs reprises qu’Israël
s’opposerait au transfert de telles armes au Liban, et à chaque fois
qu’un chargement a pu être identifié, il a été détruit par des frappes
de missiles de précision. Israël n’a pour l’heure pas reconnu être à
l’origine des six frappes à ce jour, mais des sources au sein du
renseignement américain, et les déclarations de la Syrie, affirment de
façon très claire que les missiles ont été tirés par les forces
aériennes israéliennes.
«Israël et d’autres pays suivent les événements en
Syrie avec tous les moyens à leur disposition en collecte de
renseignement, et beaucoup d’appréhension», m’a confié cette année le président israélien Shimon Peres dans un extrait non publié d’un entretien destiné au New York Times Magazine.
«Si les Syriens osent recourir à leurs armes chimiques et les tournent vers nous ou des civils innocents, je ne doute pas que le monde tout comme Israël prendront immédiatement les décisions qui s’imposent. Tout aussi important –Assad pourrait confier ses armes chimiques au Hezbollah, ce qui de notre point de vue constitue une ligne rouge qui ne peut être franchie. Il incombe à Israël de prévenir une telle éventualité, ce qui implique l’usage de la force.»
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